En cette soirée de printemps 1500... et tant, Jean, seigneur du Porzo (Porheu en Breton), avait quitté son manoir en bordure du Blavet pour monter par le chemin creux vers le pré où paissait librement son cheval préféré, un superbe alezan à l'oeil vif et aux jarrets infatigables. Il s'en servait pour la chasse et faire le tour de son domaine, mais il fallait bien le rentrer à l'écurie pour éviter l'attaque nocturne des loups tapis dans le bois voisins.
Jean du Porzo avait servi dans les armées du duc de Bretagne et en avait gardé, outre sa passion pour le cheval, une curieuse habitude de pousser à tout bout de champ le cri de la chouette, en Breton "grouidadenn", qui servait de ralliement dans les mêlées guerrières et sera repris bien plus tard par les Chouans pour s'appeler dans les halliers
Or, chacun sait que s'il est permis à tout un chacun de s'égosiller en multiples "hou hou" tant que le soleil luit au ciel, il n'en est pas de même quand tombe la nuit sur la lande et sur les près. A ce moment-là, le permis de crier appartient exclusivement au "Hoper-Noz, Huitellour-Noz, Grouifour-Noz" et autres revenants dont se peuplait la croyance populaire. Ce sont les crieurs de nuit, les errants mystérieux, à mi-chemin entre les diables et les lutins. Les légendes Bretonnes en fourmillent. Le "huitellour" ne vous laisse rouler que trois fois, si par malheur vous avez l'audace de répondre à ses propres cris. La première, il se tient au loin, la seconde, il est auprès de vous, à la troisième il vous brise les membres.
Jean du Porzo ne l'ignorait pas et, cependant, tout en cheminant dans la brume, il lançait de temps en temps un "hou hou" retentissant. Soudain, dans le lointain, du côté du Grével, voilà qu'un cri vigoureux lui fait écho dans la vallée. Jean n'en continue pas moins. Alors, deuxième coup de sifflet plus strident et déjà rapproché. à la hauteur des "Quatres Vents". Pris de peur, il hâte le pas et atteint la barrière du pré. Se croyant en ce moment en sûreté, il voulut narguer le "grouifour" et cria encore ! Cette fois, pas de doute, la réponse venait du fond de l'enclos, plus effrayante que jamais.
Jean du Porzo s'avance dans l'herbe où perle une rosée naissante. Que distingue-t-il ? Son beau cheval ? Non, deux en tous points semblables : même robe, même tête altière, même queue fournie. L'un d'eux est évidemment le "Grouifour" qui a pris la forme du cheval pour commettre son méfait. L'homme se rappelle alors que sous l'oeil gauche du sien existe une petite tache blanche connue de lui seul. Il s'approche du premier ; le bucéphale diabolique se laisse approcher, flatter, palper sans broncher. Mais, Jean a remarqué : pas de petite tache sous l'oeil gauche ! D'un bond, il a vite fait de sauter sur son propre cheval qui ne demande qu'à rentrer au manoir. Une galopade infernale s'ensuit dans le chemin, car bien entendu, la fantôme le poursuit en poussant des hennissements effrayants. La cavalier est sur le point d'être rejoint quand son âme inspirée s'élève vers la bonne mère du ciel. "Sainte Vierge, si tu me délivres cette nuit de ce démon, je te bâtirai une chapelle dans l'enclos où paissait mon cheval"
Aussitôt, l'élan du "grouifour" est brisé, il disparaît au détour dans un tourbillon. Jean du Porzo est sauvé. Et voilà comment jadis, autour de l'âtre, on racontait la légende de Carmès, au pays de Neulliac.